« Au saut du livre » du 5 mai 2012
Cette troisième rencontre du Saut du Livre en plein pont du mois de mai a néanmoins rencontré un fort succès grâce à la participation assidue d’un lectorat fidèle, venu déguster comme il se doit croissants chauds et littérature !
Les ouvrages proposés pour cette séance étaient des livres durs, sur des thématiques a priori peu propices à l’allégresse (la guerre, la violence et le carnage), mais le génie littéraire qui est de sublimer la matière brute de l’Histoire en expérience intellectuelle et sensible était au rendez-vous : Philippe Claudel et son Rapport de Brodeck, Julien Gracq sur son Balcon en forêt, Sofi Oksanen avec Purge et enfin la grinçante Yasmina Reza et son Dieu du Carnage.
Nous avons donc commencé cette exploration avec Le rapport de Brodeck, fable intemporelle aux résonances kafkaiennes, qui décrit de manière calme et limpide toute l’horreur et la noirceur de l’âme humaine. Evitant le pathos, l’écriture de Claudel restitue par petites touches et retours en arrière, la vie d’un village frontalier qui a connu les ravages de la guerre, de l’occupation et de la déportation. Pourtant, c’est après cette guerre, une fois la paix revenue, que le pire va s’exprimer, dans le lynchage collectif d’un innocent venu – peut-être ? – révéler aux habitants leur vrai visage, leurs intimes souillures. Livre fondamentalement pessimiste, Le rapport de Brodeck illustre à merveille cette banalité du mal évoquée par Hannah Arendt, tout en démontrant que même s’ils ne sont « rien », les hommes peuvent malgré tout receler au fond d’eux mêmes une parcelle de lumière, aussi infime soit-elle. Apprécié par beaucoup de nos lecteurs, le livre a néanmoins rebuté quelques personnes qui n’ont pu le terminer. On a aussi souligné combien le Goncourt des Lycéens (dont Le rapport de Brodeck fut le lauréat en 2007) primait des œuvres fortes, puissantes, parfois très dures. En complément de cette lecture, sur la même thématique a été proposé Etre sans destin de Imre Kertész, ouvrage de 1975 redécouvert dans les années 1990.
Ensuite, nous avons abordé Julien Gracq, figure même du grand écrivain solitaire, « dernier des classiques », dont l’œuvre marmoréenne héritière du surréalisme et du romantisme allemand, s’impose comme une référence incontournable dans le paysage littéraire de la seconde moitié du XXème siècle. Après le scandale provoqué en 1950 par son pamphlet La littérature à l’estomac, dirigé contre le « système des prix » et son refus conséquent du Goncourt en 1951 pour Le Rivage des Syrtes, Gracq ne publiera plus qu’un seul roman sept ans plus tard, Un balcon en forêt, parfois considéré comme le sommet de son œuvre. Le récit se passe en 1939, ce sont les premiers mois de ce que l’on appellera « la drôle de guerre », période de suspens ou l’on prépare la guerre, ou plutôt, où l’on attend l’offensive allemande. L’aspirant Grange, le principal protagoniste, est affecté dans un blockhaus, la maison forte des Falizes, enfoui dans cette forêt des Ardennes, archétype de l’univers de contes, à proximité de la frontière belge, avec pour mission de stopper les blindés allemands. Grange sera totalement envoûté par la forêt, dans laquelle il lui semble marcher comme dans sa propre vie, tandis que la guerre n’est qu’une vague et sourde menace. L’attente, le danger flou et lointain, cette torpeur onirique, rappelle Le Rivages des Syrtes ainsi que le Désert des Tartares de Buzzati. L’écriture envoûtante, le style majestueux, précis et organique de Julien Gracq, transforment cette attente en pure expérience poétique, transmutant l’Histoire en féerie tragique. Ce livre renommé, à la prose exigeante, a rencontré l’adhésion de nombreux lecteurs, emportés par la beauté du texte, bien qu’il ait semblé affecté, surchargé d’images et d’adjectifs à certains participants plus critiques. En complément de lecture, ont été proposés : Le chemin des âmes de Joseph Boyden, les Manuscrits de guerre de Julien Gracq ainsi que Des hommes de Laurent Mauvignier.
Notre troisième opus, le roman Purge de Sofi Oksanen (le prix Femina étranger 2010) nous plonge dans l’histoire sanglante et glaciale de l’Estonie occupée successivement par l’Armée rouge, les allemands puis reprise par les Russes. Nous sommes en 1992, l’Estonie connaît enfin l’indépendance. Dans une ferme isolée vit Allide, vieille femme méfiante, victime à la fois du régime communiste et de la barbarie humaine. Elle découvre un matin, dans sa cour, Zara, une jeune femme traquée et apeurée au destin déjà lourd et tragique et décide de la secourir. Aliide et Zara, toutes deux naufragées de la vie, vont s’avouer les violences dont elles ont été victimes et de cette double histoire va émerger l’histoire de l’Estonie soumise pendant près de cinq décennies à la dictature. Cette rencontre apportera à la première une forme de rédemption, elle qui cherche à oublier un passé inavouable et permettra à la seconde une sorte de régénérescence. Purge est à la fois un réquisitoire contre la barbarie et une quête de purification. Le mot « purge » y prend tout son sens. Très apprécié des participants pour son ton âpre et direct, Purge remplit également un rôle de témoignage quant à l’histoire méconnue des pays baltes. Il a été suggéré de lire sur la même thématique de la femme brisée par la violence Une verre de lait, s’il vous plait de Herbjorg Wassmo.
Cette séance s’est conclue sur la pièce à succès de Yasmina Reza Le Dieu du Carnage, récemment portée à l’écran par Roman Polanski. A partir d’une banale échauffourée entre deux enfants, Yasmina Reza va nous conduire à un coup de théâtre. Désirant régler ce différend à l’amiable, de manière « civilisée », les parents vont rapidement sombrer dans le conflit, et de multiples rancoeurs croisées vont émerger de cette rencontre, révélant la solitude, le mal-être et le désespoir de ces protagonistes si propre sur eux. Le dieu du carnage est passé par là ! Séduisant par son humour grinçant, son pessimisme fondamental et sa féroce satire de la bonne conscience bourgeoise, cette pièce a remporté un franc succès auprès de notre lectorat.
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Récapitulatif des suggestions de lecture :
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